Dans une tribune publiée le 10 mars dernier, les responsables des différentes confessions chrétiennes de France, à savoir Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, le Pasteur François Clavairoly de la Fédération protestante de France et le Métropolite Emmanuel Adamakis de la Métropole orthodoxe de France (Patriarcat œcuménique) disent leur inquiétude à propos du projet de la loi séparatisme.
Nous relayons ce message, partageant nous-mêmes l’inquiétude des responsables religieux au sujet de l’avenir de la liberté religieuse en France.
La République et les cultes : un équilibre, résultat de l’histoire
La République est l’ambition et la promesse de faire vivre ensemble à égalité de droits et de devoirs des hommes et des femmes indépendamment de leurs appartenances familiales, ethniques, culturelles, religieuses. Cette ambition a rejoint bien des aspirations portées par les chrétiens de la Réforme ; elle a inquiété un bon nombre de chrétiens catholiques ; elle a requis et permis l’intégration des chrétiens orthodoxes. Tous nous avons appris à vivre en elle et à nous y trouver bien.
La loi du 9 décembre 1905 séparant les Églises et l’État a été reçue par les croyants de manières diverses. Certains, y voyant la reconnaissance de leur liberté religieuse, surtout chez les protestants, y ont été tout de suite favorables et ont contribué à la faire advenir. Beaucoup de catholiques l’ont vu arriver comme une machine de guerre contre l’Église. Ce n’était pas sans raison, les promoteurs de la loi voulant de manière affirmée détacher la population française de ce qu’ils ressentaient comme le contrôle social de l’Église catholique. Mais, en mettant fin au Concordat, cette loi a dégagé l’État de la nécessité d’organiser les cultes et de trouver en eux des éléments de sa structuration. Elle a, du même coup, libéré les Églises des multiples contraintes de l’État qui voulait à la fois s’appuyer sur elle et la contenir dans son action. Elle s’est révélée particulièrement émancipatrice pour les orthodoxes, souvent historiquement marqués par l’expérience de régimes totalitaires ou théocratiques. En organisant la séparation, en réglant la dévolution des biens et des lieux, elle a été une loi de liberté, la jurisprudence du Conseil d’État imprimant peu à peu une interprétation libérale de la loi. Par cette loi de séparation, les citoyens sont libres de croire ou de ne pas croire et, s’ils croient, de pratiquer leur culte individuellement et en commun dans les seules limites de l’ordre public. La loi de 1901 sur les associations fournit le moyen complémentaire permettant de mener au nom de la foi des œuvres dans toutes sortes de domaines.
Attachés à l’ambition et à la promesse de la République, inquiets devant ce projet de loi
Responsables orthodoxe, protestant et catholique, nous affirmons notre attachement à l’ambition et à la promesse de la République. A travers les heurs et les malheurs de l’histoire, cette ambition et cette promesse ont permis à notre pays d’unir des hommes et des femmes extraordinairement divers. C’est au nom de cet attachement que nous exprimons aujourd’hui publiquement notre inquiétude devant le projet de loi « confortant les principes de la République ». Certes, la loi de 1905 a été retouchée plusieurs fois, mais jamais elle ne l’avait été avec cette ampleur et, surtout, jamais elle n’avait été si modifiée que son esprit en soit transformé. D’une loi qui énonce les conditions de la liberté et laisse cette liberté s’exercer, on fait une loi de contraintes et de contrôles multipliés : contrôle systématique par le préfet tous les cinq ans de la qualité cultuelle, contrôle redoublé des activités et des propos tenus au-delà de celui qui s’exerce dans les autres secteurs de la vie associative, contrôle des financements venus de l’étranger et des ressources des associations cultuelles, redoublement de l’engagement républicain de quiconque voudra mener une activité avec l’aide de subventions publiques.
Lutter contre les « séparatismes », respecter la logique de la loi de séparation
Les justifications de ce projet de loi s’entendent. Il y a effectivement en France des menées que l’on peut à bon droit qualifier de « séparatistes » : des actions conduites de manière délibérée pour amener la population d’un quartier à s’extraire du cadre républicain, à renoncer à participer à un ensemble politique et social dans lequel les appartenances diverses n’interfèrent pas dans les relations de chacun avec tous, en revendiquant au contraire de constituer des groupes qui profiteront même du cadre républicain pour mieux s’en dispenser. Les moyens d’action peuvent être la violence, ils sont plus souvent la contrainte sociale, l’intimidation, la prédication menaçante. Il est du devoir de l’État de protéger les habitants de notre pays de ces manœuvres et de promouvoir la haute ambition de la République. Nous saluons sans réserve les dispositions du projet de loi permettant de lutter plus directement contre les mariages forcés, les mutilations sexuelles des jeunes filles, l’inégalité de l’héritage, les discours de haine, les discriminations multiformes. Dans une société désormais traversée par les réseaux sociaux, il est indispensable de donner à ceux-ci un cadre, de fixer des règles, sous peine de voir s’exprimer des haines, des mépris, des colères que l’on espérait être désormais maîtrisées. Mais à quoi sert-il de compliquer la vie des associations cultuelles prévues par la loi de 1905 ? Pense-t-on sérieusement que ceux et celles qui veulent vivre à part dans la République en en contestant les fondements vont rejoindre un statut officiel, soumis perpétuellement au regard des préfets ? Comment espérer que de telles dispositions donnent à nos concitoyens musulmans confiance dans la volonté de la République de leur permettre de vivre leur foi avec liberté et sens des responsabilités et de pratiquer leur religion dans les seules contraintes du respect de l’ordre public ?
Par sa logique interne, quoi qu’il en soit des intentions, ce projet de loi risque de porter atteinte aux libertés fondamentales que sont la liberté de culte, d’association, d’enseignement et même à la liberté d’opinion malmenée déjà par une police de la pensée qui s’installe de plus en plus dans l’espace commun. Tournant le dos à la séparation, l’État en vient à s’immiscer dans la qualification de ce qui est cultuel et dans son fonctionnement. Les pouvoirs publics disposent déjà des moyens de poursuivre, de dissoudre, de fermer ; ils n’ont pas besoin pour ce faire d’en revenir finalement à un contrôle de type concordataire.
Tenir la promesse républicaine
La loi de 1905 a en effet prévu des limites, des contrôles et des peines. On peut réaffirmer les premières, mettre en œuvre les seconds, adapter les dernières. Le cadre général de la loi dans notre pays fournit aux pouvoirs publics bien des moyens de réagir aux propos de haine, aux menées subversives, à l’influence des États étrangers qui chercheraient à poursuivre leur politique dans les frontières de notre pays. Que ces lois soient appliquées dans leur lettre et dans leur esprit, nous nous en réjouirons. Mais nous avons assez confiance dans l’ambition républicaine qui promet liberté, égalité et fraternité à chacun pour espérer qu’elle peut attirer bien des esprits et des cœurs. C’est cette attractivité-là, d’une ambition qui est une promesse faite à tous, qu’il faudrait approfondir toujours.
Le projet de loi poursuit son parcours législatif. Nous espérons que les raisons de notre inquiétude devant ce texte seront comprises, tant des parlementaires que du pouvoir exécutif, de sorte que le débat parlementaire en dialogue avec le Gouvernement permette d’élaborer un texte respectueux des libertés de tous les citoyens français.
+ Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France
Pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France
Métropolite Emmanuel Adamakis, Patriarcat œcuménique en France