LES CLOCHES DE NOTRE-DAME DES BLANCS-MANTEAUX

A l’approche de la fête de Pâques, nous vous proposons un conte écrit et illustré par Alain Sartelet.

Illustration : Alain Sartelet.


LES CLOCHES DE NOTRE-DAME DES BLANCS-MANTEAUX

André Desormières était un petit garçon sage, sérieux et fort pieux. Il remplissait chaque dimanche, avec une nuée d’enfants de son âge, son office d’enfant de chœur à sa paroisse, Notre-Dame des Blancs-Manteaux. Nous étions, quand cette histoire absolument véridique commence, dans la semaine Sainte qui précède les fêtes de Pâques de l’an de Grâce 1820. De nouvelles cloches avaient pris place dans le clocher, resté vide et muet depuis la Révolution lorsque les cloches anciennes, les vénérables cloches abbatiales des pères Mauristes avaient été ôtées, descendues à grand peine et cassées à même le pavé de la rue de Paradis pour être envoyées à la fonte et transformées en canons pour les armées de la jeune République. Ce matin là, l’église s’éveillait, les discussions roulaient bon train à la sacristie, parmi les enfants de chœur, le visage encore barbouillé de sommeil, on se racontait, sur le ton du murmure, à basse-voix, l’antique croyance de Pâques qui veut que les cloches quittent d’elles-mêmes leur clocher pour voler jusqu’à Rome et en revenir au matin de Pâques. Les uns, les plus petits, y croyaient dur comme fer, d’autres, les plus grands, jouant déjà aux savants, prétendaient que c’était une légende, certes pieuse, mais une légende tout de même, forgée, inventée de toutes pièces par un lointain moyen âge en mal de surnaturel… Le petit André, fort curieux de son état, avait remarqué la petite armoire de chêne ciré où le sacristain, Monsieur Yvon Declerc, rangeait la grande clé de la tour qui dominait le chœur. Profitant d’un moment de solitude, André subtilisa la clé et en toute discrétion ouvrit la minuscule porte qui ouvrait sur l’escalier du clocher, un escalier sombre et étroit, aux marches grinçantes et poussiéreuse, un étage, puis deux, trois et enfin il atteignit la vaste chambre des cloches… Ô mon Dieu, André resta interdit sur le seuil, la vaste pièce était vide, absolument vide… André n’en croyait pas ses yeux, il poussa en frissonnant l’exploration plus loin, plus haut, jusqu’au clocheton qui couronnait la tour… Nouvelle stupeur, la grosse cloche, celle que l’on voyait même de la rue, avait disparu, plus aucune trace n’en subsistait, seuls les cordages de manœuvre pendaient des charpentes ou gisaient en tas sur le plancher, abandonnés… André résolut de garder le silence… jusqu’à Pâques. Un plan se dessinait dans son esprit : monter à la tour, une fois encore, au matin de Pâques. Il pourrait voir, du moins l’espérait-il, voir, enfin, la vérité et la proclamer à tous les incrédules… Ce qui fut dit fut fait… En ce matin de Pâques 1820, alors que les dernières minutes d’obscurité ennoyaient encore l’église au milieu d’un Paris endormi et paisible, André se glissa furtivement dans « son » escalier, tout était encore vide, désert, pas l’ombre d’une cloche, rien que le silence profond de la nuit, parmi les ténèbres dignes d’un tombeau, dignes du Tombeau. Soudain, à l’Est, à la lisière des toits apparut une perle d’or comme une goutte d’or en fusion, le ciel aussitôt se poudra d’or et de farda de rose et d’orangé, l’astre du jour se levait avec une majesté royale, le soleil, enfin, triomphait de la nuit. André, perché au plus haut de la tour, accoudé à la balustrade du clocheton, était muet d’émotion, fasciné par ce spectacle de la renaissance de la lumière au dessus de la vaste cité. Et c’est alors que le plus incroyable survint, quelques minuscules taches noires, çà et là, naquirent sur le ciel qui pâlissait, des formes se dessinaient en un incroyable contre-jour. Les cloches étaient là, elles approchaient, chacune munie d’une paire d’ailes, aussi mousseuses, aussi blanches, aussi douces que celles de l’archange du tableau de l’Annonciation du bas-côté de l’église. La vision qui s’offrait à André, il le sentait de tout son être, était un privilège unique, un cadeau du ciel fait à l’enfant qu’il était. Les cloches, aussi légères que l’air, avaient quitté Rome, elles rentraient au logis… Sans un bruit les magnifiques vaisseaux de bronze retrouvèrent leurs places, rangées par taille, la grande au sommet. Les ailes peu à peu s’effaçaient, se dissolvaient dans l’air frais du matin. Bouleversé, André s’assit un moment sur le sol pour reprendre ses esprits. Mais tout n’était pas fini car vint le moment où les cloches se mirent à frémir, à vibrer, à se balancer, imperceptiblement tout d’abord puis de façon plus nette. Les battants se mirent à frapper le bronze BOM, BOM, le son s’amplifiait, devenait ample, terrible, assourdissant, BOOOM BOOOM. Les cloches toutes ensemble, chantaient pour Paris, pour le monde, la gloire du Ressuscité, la splendeur du Christ qui avait vaincu la mort. C’était beau et surhumain, colossal comme le mugissement d’un océan en furie devant qui tout cède, BOOOOM, BOOOOM, BOOOOM. Dans la tour, tout tremblait, charpentes et planchers, les murailles elles-mêmes vibraient sous la formidable poussée du bronze en liesse… La tempête, enfin, s’apaisa puis cessa tout à fait… André le cœur brisé, ému aux larmes, se résolut à redescendre… Maintenant que faire ? Avouer son escapade teintée par le doux parfum du miracle à Don Delaroque, le curé de la paroisse ? Il pardonnerait, sans doute ? Mais non, finalement André garda ce merveilleux secret pour lui seul. Il en parla à ses enfants au soir de sa vie et c’est ainsi que cette histoire, de père en fils, d’oncle en neveu, se transmets au Marais, sur le ton de la confidence intime, presque du précieux secret qu’on hésite à partager avec des inconnus, des incrédules, un secret qui court à travers les siècles jusqu’à moi, jusqu’à vous…

Texte : Alain Sartelet.