Conte. La nuit des Blancs-Manteaux

Dessin : Alain Sartelet

Cette histoire s’est déroulée dans un lointain passé, à Paris, dans le vieux Paris, le très vieux Paris, dans la maison des époux Roguin, Louis et Eugénie Roguin et qui était située dans une rue au nom prédestiné : la rue de Paradis. C’était une maison ancienne, fort haute et étroite, couronnée par un pignon qui sentait son Moyen-Âge et derrière lequel règnait un vaste grenier. C’est précisément ce grenier qui va être le théâtre principal de ce récit étrange, improbable et merveilleux, un récit qui s’est transmis dans cette famille, jusqu’à moi. Oui, cette histoire courait de générations en générations sans que personne ne songeât à la fixer par écrit et à l’illustrer d’un dessin… Le mal est réparé, je vous invite à présent à lire attentivement ce qui suit.

C’était pendant l’hiver de l’an 1860 que se produisirent les premières alertes. Les deux enfants qui vivaient dans cette maison, Pierre et Caroline avaient leur chambre au dernier étage, face à l’imposant chevet de l’église Notre-Dame des Blancs-Manteaux. Ces deux enfants avaient entendu des pas dans le grenier, TOC TOC TOC, des pas assez sonores pour les réveiller plusieurs nuits de suite… Le grand grenier était à l’ordinaire un lieu vaste, sombre, encombré de vieux meubles, d’anciens tableaux gris de poussière et de mille choses étranges ou démodées. Mais il n’y avait là aucune personne vivante, je veux dire rien qui ne dépassât la taille d’une araignée ou d’une souris, toutes bestioles fort agiles à déguerpir et se cacher quand on troublait leur repos par une visite inoportune. En bref, il n’y avait rien au grenier qui put être à l’origine de ces bruits de pas… Un soir pourtant, c’était le 20 décembre 1860, notez bien la date de cet évènement mémorable, il était près de minuit, Pierre et Caroline ne dormaient pas tant ils étaient enfiévrés par l’approche de Noël. En effet, ce Noël promettait d’être exceptionnel, leur papa qui était maître orfèvre rue Saint-Gilles où il fabriquait des croix « Jeannette », avait rapporté de son dernier voyage en Alsace une coutume qui était appelée à un succès sans précédent. Pour la première fois à Paris, on verrait un arbre entrer dans une maison, oui, un sapin, un « Tannenbaum », un sapin de Noël !!! Louis Roguin avait également rapporté de grandes et larges boîtes de carton emplies de papier de soie où rutilaient comme des rubis de superbes boules de verre soufflé. Ces boules, d’un rouge magnifique, ressemblaient à des pommes mûres, elles décoreraient le sapin le moment venu… Inutile de vous dire que ce soir là, la conversation des deux enfants était animée… Soudain TOC TOC TOC, les pas dans le grenier !!! Cela recommençait… On se tut, on écoutat… TOC TOC TOC… Cette fois il fallait en avoir le cœur net : qui donc marchait sur le plancher du grenier ?… on prit la chandelle et on se décida à grimper en essayant de ne pas faire grincer les marches, TOC TOC TOC, le bruit se poursuivait. En tremblant un peu, les deux enfants poussèrent le verrou et ouvrirent la porte… Le spectacle les laissa interdits sur le seuil, muets d’étonnement. La fenêtre était au large ouverte et la lune emplissait le grenier d’une magnifique lueur bleutée… Au milieu du grenier se tenait un gigantesque oiseau, d’une blancheur immaculée, les ailes déployées… C’était une chouette, une chouette immense, d’une taille sans pareille. D’un geste plein de noblesse elle inclina la tête, replia une de ses ailes sur son coeur et salua avec un air de cour, comme si elle se trouvait en face de l’empereur aux Tuileries ! « Bien le bonsoir mes enfants » dit-elle d’une voix grave. Les enfants se regardèrent en silence, elle parlait !!! La chouette qui répondait au doux nom de Daphné était, par la grâce de Dieu, dotée de puissantss pouvoirs, dont celui de réaliser certains rêves. Les enfants se consusltèrent sur leurs désirs les plus chers, il tombèrent d’accord sur un seul souhait que font d’ailleurs bien des petits enfants et même certaines grandes personnes, dit-on : VOLER… La chouette prononça quelques paroles latines aussi magiques qu’anciennes et Pierre et Caroline sentirent quelques picotements au fur et à mesure que leur taille décroissait jusqu’à atteindre celle d’une petite souris. La chouette les prit sur son dos, sauta sur le bord de la fenêtre, déploya ses ailes et hop, les voila partis. La nuit était magnifique, grandiose, cristalline, parsemée de milliers d’étoiles… On monta haut, très haut dans l’air vif et froid, là où l’on voyait toute la ville. Tout était couvert de neige et luisait sous la lune. Depuis ces altitudes, la ville fortifiée avec ses cent bastions ressemblait à une gigantesque étoile aux contours soulignés par l’eau des fossés et par le colossal ruban d’argent de la Seine. Des forêts éparses, poudrées de neige couronnaient la cité de toutes parts. Les maisons éclairées, les réverbères des rues et des places formaient des myriades d’étoiles dorées qui répondaient à celles du ciel. On redescendit en plânant vers les Blancs-Manteaux, on frôla les verrières du chevet, des centaines de cierges l’illuminaient d’une douce lueur dorée, ils aperçurent monsieur le curé don Marie-Benoît Rocher, coiffé de sa barrette à ponpon noir, le chantre maître des Ormières, le sacristain monsieur Leclerc et quelques paroissiens fidèles, tous préparaient la crèche…. On quitta cet heureux spectacle plein de promesses puis on monta pour atteindre le lanternon du clocher , on put presque toucher le grand coq de cuivre… A cet instant précis, minuit sonna, mon Dieu, quel vacarme, les enfants se bouchèrent les oreilles. On repartit à travers les rues silencieuses et vides, seules les lanternes d’un fiacre attardé zébrèrent la nuit… On survola la cathédrale Notre-Dame, la Sainte Chapelle, la colonne de la Bastille, celle de la place Vendôme, le palais du Louvre brillament éclairé, le dôme des Invalides où l’or se poudrait de blanc puis on rentra. Bien sûr les enfants reprirent leur taille normale, la chouette les salua et hop elle bondit par la fenêtre et disparut, majestueuse, dans un éclat de lune. C’était fini… Daphné la chouette enchantée avait promit de revenir… Plus tard, peut-être… Pierre et Caroline regagnèrent leur chambre, le sommeil cette nuit-là, fut long à venir, vous pensez bien, les têtes bruissaient de souvenirs, les lumières, leur chère église qui s’apprétait pour Noël, la neige sur la ville si belle vue d’en haut, caressée par la lune… Le lendemain, ils racontèrent tout cela à leurs parents mais bien sûr on ne les crut pas. Pourtant l’histoire de ce soit-disant « rêve » a été répétée maintes fois dans cette famille jusqu’à moi. Personnellement je pense que ces deux enfants n’ont pas révé… et vous, mes amis, qu’en pensez-vous ?

A l’extrême fin de cette histoire, je vous avoue, amis lecteurs, que Daphné la chouette n’a pas encore tenu sa promesse, elle n’est pas encore revenue dans ce Paris qui a bien changé, mais chaque année, le 20 décembre, les lointains descendants de Pierre et Caroline ne peuvent s’empêcher de monter au grenier et là, fenêtre ouverte, devant le chevet de Notre-Dame des Blancs-Manteaux, illuminé comme en cette merveilleuse nuit de 1860, ils surveillent le ciel… Oui, ils attendent…

(Texte et dessin Alain Sartelet)